Description
par Eric Montbel - disque : l'art de la
cornemuse
On peut considérer que les chabrettes limousines ou périgourdines
sont des variantes de la cornemuse des bergers décrite par
Mersenne en 1636 dans son "harmonie universelle", mais dont de
très nombreux éléments auraient été empruntés à la cornemuse de
Poitou décrite par le même auteur. En effet, dans le cas de la
chabrette limousine, le hautbois est constitué de plusieurs
segments, et porte un mécanisme de clef permettant au petit
doigt d'atteindre la sous-tonique, le tout caché par une «
lanterne » de corne ou d'os, mécanisme caractéristique de
hautbois de Poitou. Le gros bourdon est également porté sur le
bras, latéralement, et son premier segment est constitué d'une
perce triple repliée en « S » qui lui permet de faire entendre
la tonique, tout en occupant moins d'espace. Le boitier
(empeigne), semblable à celui des cornemuses du Centre, porte
hautbois et petit bourdon. Mais c'est la décoration extrêmement
belle et chargée de ces chabrettes limousines qui en assure la
principale originalité, puisque le boitier frontal est décoré de
miroirs symboliques, alors que l'instrument tout entier est
recouvert de bagues de corne, d'os, d'étain et de plomb, de
dessins et de signes, et que les bourdons supportent de lourdes
et abondantes chines de laiton.
voir le site universe of bagpipes
Mémoires de Robert du
Dorat (1589 -1658)
"C'est une chose étrange et admirable de voir combien ce pays de
Limousin et particulièrement ce Comté de la Basse-Marche est
adonné aux joueurs d'hautbois et cornemuses, et aux danses, n'y
ayant guère bonne maison et village, non seulement dedans le
Limousin, la Basse-Marche et le Poitou qu'il n'ait quelqu'un de
la maison ou du village qui ne sache jouer de la musette ou
cornemuse ou du hautbois; et bien que ce soit des laboureurs et
pauvres paysans qui n'ont jamais rien su ni appris aucune chose
de la musique, qui ne savent lire ni écrire, néanmoins jouent
sur leurs dits hautbois et cornemuses toutes sortes de branles
tant nouveaux qu'anciens, sans tablature ni autre invention
humaine qu'on leur puisse dire et les mettent sur les quatre
parties et sons, si bien accordant entre eux avec leurs dits
instruments que c'est chose belle et fort douce de les entendre,
et n'y rapportent autre artifice que la seule nature qui le leur
enseigne, qui est chose du tout admirable de voir tous ces
pauvres villageois jouer ainsi toutes sortes de pièces qu'on
leur peut dire et les mettre sur les quatre parties fort bien et
avec telle méthode et art que les plus versés en la musique ne
sauraient guère mieux faire.
D'autres jouent fort bien de la flûte allemande, du fifre, du
flageolet, sifflet, chalumeau et telles autres gentillesses que
les poètes grecs et latins ont décrit dans leurs bucoliques et
pastorelles de sorte que, paravant toutes ces guerres, tributs,
subsides et grandes tailles, des passages journaliers des
gendarmes qui sont venus depuis l'an 1630 en ça, l'on ne voyait
que par les bourgs et villages et sous les ormeaux, châtaigners
et cerisiers de la campagne, que danses au son des cornemuses et
hautbois ou bien aux chansons entre jeunes hommes et filles,
entre bergers et bergères les jours de dimanche et fêtes.
Philippe de Comines et Pierre Mathieu en la vie du roi Louis XI
et Du Bouchet en ses Annales d'Aquitaine, rapportent que le roi
Louis XI étant vexé d'une grande maladie mélancolique fit venir
des paysans et bergers de Poitou pour chanter et jouer de leurs
musettes, cornemuses et hautbois pour le réjouir car par la
France, de grande ancienneté, l'on fait état des hautbois de
Poitou, sous laquelle province est comprise la basse-Marche qui
abonde en nombre de paysans qui en savent très bien jouer et
sonner, et avaient accoutumé les jeunes gentilhommes et jeunes
demoiselles du dit pays de s'assembler depuis le premier jour de
Mai jusqu'au mois d'Août dans les bois et forêts du pays et
illec danser et passer le temps au son des cornemuses et
hautbois et puis y faire collation et bonne chère et de se
donner le bouquet à tous les jours de dimanche et de fêtes,
ainsi que j'ai vu, et passer joyeusement le temps
Le peuple des dits pays observe entrautres choses de danser au
son des hautbois et cornemuses aux fêtes des saints de la
paroisse, à savoir la vigile de Saint Jean-Baptiste, la vigile
de Noël que l'on fait aux églises champêtres où, pendant
l'offerte, le curé de la dîte paroisse ou son vicaire commencent
le premier à chanter le noël qui dit : «Laissez paître vos
bêtes, pastoureaux, par monts et par vaux» puis tous les
paroissiens avec lui chantent le reste du noël et, à la sortie
de la messe de minuit, tous les jeunes laboureurs, bergers et
jeunes femmes et bergères se mettent tous à danser le reste de
la nuit au son des cornemuses et hautbois jusqu'à la messe du
point du jour, que s'il fait beau la dite nuit, que le temps
soit serein et qu'il fasse lune, ils dansent devant l'église ou
au cimetière, selon que la commodité de la place est propre, que
s'il fait mauvais temps et pluie, ils se retirent dans quelque
grange prochaine et illec, le curé leur doit fournir la
chandelle, ainsi que j'ai vu pratiquer en mes jeunes années,
tant en l'église paroissiale de Dinsac que de Saint-Sornin-la-Marche
et autres.
Les mêmes danses se pratiquent aussi la vigile de Saint-Jean
Baptiste, au mois de juin, autour du feu de joie que chaque
village faisait; que, s'il n'y avait pas de cornemuse et
d'hautbois, ils dansaient aux chansons, dont les jeunes femmes
et bergères sont fournies à foison.
Comme aussi aux jours de la dédicace des églises paroissiales,
les paysans tenaient leurs ballades avec grande joie faisant un
roi, se festinant et dansant le reste du jour avec les femmes et
les filles du village. C'est une chose admirable de voir de
pauvres rustiques qui ne savent point de musique jouer néanmoins
toutes sortes de branles à quatre parties, soit supérieure, la
taille, hautecontre et la basse, sur leurs cornemuses, musettes
et hautbois à la ionique, car tous les branles que l'on appelle
de Poitou, non ceux de France, sont ioniques ou lidiens, c'est à
dire du cinquième au septième ton »
Cité dans "souffler c'est jouer".
Les cornemuses à miroirs
du Limousin
par Eric Montbel - disque : chabretas,
les cornemuses à miroirs du limousin
Les chabretas sont des Cornemuses jouées et fabriquées autour de
Limoges. On rencontrait de nombreux joueurs de cornemuse en
Limousin au XXème siècle : en Haute-Vienne, en Corrèze, en
Dordogne. la Cornemuse se nommait "chabreta", et celui qui
l'utilisait "chabretaire", dans cette langue d'oc parlée par
tous jusqu'à la guerre de 1914. Les cornemuses jouées en
Limousin furent très diverses : les plus récentes, d'importation
auvergnate ou bourbonnaise, venaient du nord et du sud. Mais une
cornemuse très particulière fut longtemps fabriquée en limousin
même. c'est elle que l'on appelle aujourd'hui "chabreta", ou
"chabrette" par francisation : la Cornemuse à miroirs, puisque
son boitier est toujours décoré par de petits miroirs sertis à
l'étain, qui donnent à l'instrument sa beauté, son mystère.
L'étrangeté de ces décorations évoque tout autant les symboles
anciens d'une culture oubliée, que les signes de la religion
catholique, plus proche de nous : ostensoirs, cœurs et étoiles,
soleils... tout l'instrument est du reste recouvert de signes
tracés à l'acide et à la potasse, car les pièces de buis se
prêtent à ces décors d'artisan : le hautbois et son pavillon,
les bourdons, le porte-vent, ou le boitier sont ainsi décorés de
serpentins, de cercles, de points tracés ou gravés, de spirales
qui ajoutent encore au mystère des miroirs. Certaines chabrettes
anciennes portent de lourdes chaines, qui rappellent les
chapelets ou les bijoux. Chaque pièce de bois est renforcée par
de nombreuses bagues d'étain, d'os, de Corne noires et blondes.
La poche elle-même est souvent recouverte d'une "robe" ou d'un
"costume" comme disent les chabretaires, de velours, de soie ou
de coton de couleur : bref tout l'instrument est conçu et
présenté comme une chose à voir autant qu'à entendre, dans une
sorte de féminisation de l'objet, presque bijou, plus tout à
fait instrument de musique. Les fabricants de chabrettes donnent
à leurs objets une esthétique complexe, qui permet de
transcender leur rôle musical, et transforme ces cornemuses en
icônes populaires, puissantes dans leur charge d'étrangeté et
leur force sémantique, des icônes ou tout fait sens, les
matières, les formes, les décors, les sons et les systèmes
musicaux.
La chabreta est une cornemuse dotée d'un hautbois et de deux
bourdons : le gros bourdon repose sur le bras du musicien. Il
est accordé une octave en-dessous du petit bourdon, c'est-à-dire
deux octaves en-dessous de la tonique du hautbois. le gros
bourdon est composé de plusieurs segments. le premier étant
percé de trois tuyaux parallèles reliés, permettant d'obtenir
une tonalité grave, pour un encombrement minimum. Les chabretas
sont généralement des cornemuses de tonalités aigues. Mais il
existe des chabretas beaucoup plus graves, donc plus grandes,
que l'on nomme des "chabras" en langue d'oc : la chèvre. le
hautbois présente cette originalité de posséder une petite clef
double, articulée par le petit doigt, qui permet de jouer la
note la plus grave. Cette clef est protégée par un barillet de
corne ou d'os, comme sur les hautbois de la Renaissance. Le
hautbois se termine par un pavillon en cloche, souvent creusé
intérieurement, qui permet d'accentuer l'effet de "résonateur"
bouché avec le genou. Le boitier de la "chabreta" est recouvert
de nombreux miroirs décoratifs, qui contribuent à un effet de
religiosité séduisant : les motifs d'ostensoirs, de soleils, de
tetramorphes, de croix et les signes empruntés au vocabulaire de
la Contre-réforme suggèrent l'utilisation de ces cornemuses par
des Confréries au XVIIIème siècle à Limoges. Les fabricants
populaires du Limousin ont reconduit d'âge en âge ces décors
sans en percevoir tout le sens religieux, mais en devinant là un
sens général de la cornemuse décorée : le sens du Sacré, de
l'étrangeté du signe, de la poésie d'un signifiant dont on a
perdu le message mais dont subsistent les éléments ostensibles :
miroirs, étain, chaines. Cette esthétique d'inspiration
religieuse s'ajoute aux traits particuliers de la culture
populaire, présents sur les cornemuses depuis fort longtemps :
les matières animales, telles que la peau, la corne, l'os, et
les matières végétales comme le buis, le prunier, le cerisier,
le sureau. l'écologie musicale ou se situent les cornemuses
donnent une place de choix à la chèvre, et les noms d'oc que les
musiciens attribuent aux pièces de l'instrument portent la
mémoire longue de cet héritage populaire ou la cornemuse était
considérée comme un petit animal presque humanisé : la "tête"
pour le boîtier, la "langue" pour l'anche, la "peau" pour la
poche, le "pied" pour le hautbois. Ainsi les chabrettes du
Limousin montrent-elles une superposition, ou plutôt une
stratification, de sens et de signes renvoyant à des âges
successifs, comme autant de rèves pétrifiés dont nous découvrons
les marques fossiles. Le fabricant de chabretas, qu'il se nomme
Maury de Glanges ou Chabrely de Luchat, a réalisé une œuvre
d'art populaire où se mêlent les souvenirs de gestes et de
styles qu'ont eu d'autres hommes avant lui. Ces gestes et styles
d'un autre âge parlent encore aujourd'hui, et donnent à la
musique plus de force et de profondeur car le joueur de chabreta
a conscience de serrer contre lui un objet évocateur, plein de
poésie et de mystère
Musique de chabretas.
(...)
La musique transmise possède les mêmes caractères que les
musiques de cornemuse de toute l'Europe occidentale, telles
qu'on les rencontre en Galice, en Languedoc, en Vendée, en
Ecosse, en Flandres tout comme en Berry, Bresse, Basse-Auvergne
ou Bourbonnais : hautbois à anches doubles, systèmes musicaux ou
les bourdons sont omniprésents, bourdons sur lesquels sont
développés des mélodies à caractère modal. Ces mélodies parfois
anciennes, furent conçues dans l'esthétique particulière des
musiques à bourdon, ou la variation sur un thème mélodique est
omniprésente; mais des mélodies parfois plus récentes, héritées
d'un système tonal moderne, ont été "modalisées" par les
musiciens populaires : valses, polkas, etc...
Les chabretas du Limousin laissent entrevoir d'autres
possibilités : leur échelle mélodique étant presque entièrement
chromatique, elles permettent des variations de mode à
l'intérieur d'une même pièce musicale : tierces mineures ou
majeures notamment, et déplacement du choix de tonique. Le
travail sur le son, par doigtés couverts et glissés, hérités des
jeux de "cabrette" d'Auvergne, et par modification de la colonne
d'air, offre une expressivité dont disposent peu de cornemuses
occidentales.
L'effet de "plainte" est obtenu en bouchant partiellement le
pavillon du hautbois avec le genou droit, ( ... )La chabreta est
dotée d'une anche double en roseau à ligature métallique pour le
hautbois, d'anches en sureau pour les bourdons : il en résulte
une douceur de son qui se prête à des répertoires mélodiques et
chantants, pleins d'une expressivité parfois pathétique. Le
vibrato léger, caractéristique des jeux de cornemuses du massif
central, accentue ces possibilités d'expression. Les vieux
chabretaires insistaient sur ces traits de style, qu'ils
désignaient par les termes "faï planher", fais plaindre ou
gémir, ou "faï darda", c'est à dire fais briller, darder,
éblouir: dans tous les cas une affaire de sentiment musical, de
lumière et de brillance qui renvoie aux mystères esthétiques de
l'objet et de ses miroirs, de ses symboles para-musicaux et de
sa musique symbolique. Tout un répertoire crypto-religieux fut
du reste transmis avec l'instrument : cantiques, noëls, chants
de quête, chants de la Passion.
( ... )
Le jeu de pied du musicien accompagne toutes les bourrées. Le
chabretaire joue assis, il donne sa propre percussion en
frappant les pieds en cadence. Ainsi le corps tout entier est
occupé, et le musicien a un peu l'impression de danser en jouant
: le rythme est meilleur pour les mélodies de danse ternaires,
du moins est-ce ainsi que le ressentent les chabretaires. Cette
technique d'auto-accompagnement par battements de pieds de
l'instrumentiste est très utilisée par les violonaires de
Corrèze, et s'est surtout développé chez les joueurs de
cornemuse d'Auvergne... mais c'est une autre histoire.
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